Chaque matin, chaque soir, Rose fait un détour, rallonge son parcours d’un bon quart d’heure, uniquement pour tenter de l’apercevoir. En bas de chez lui, il y a un feu : s’il est rouge, elle accélère pour être vite à son poste d’observation, s’il est vert, elle ralentit, follement elle freine au feu vert, puisqu’elle veut à tout prix s’arrêter pour rêver. C’est dangereux, on la klaxonne, ils ne comprennent pas ces imbéciles, ces fous furieux. Ils ne pensent qu’à une chose, arriver à l’heure dans leurs petits bureaux. La voilà leur obsession : nous sommes tous obsédés et la vie n’est qu’une longue suite d’obsessions qui se bousculent les unes après les autres.
Le rituel est établi. Pendant une longue minute, la lumière rouge la retient devant chez lui. Pendant une minute, le temps s’arrête ; cette suspension de l’esprit est délicieuse. Elle regarde et attend qu’il apparaisse. Il pourrait sortir sur son balcon humer l’air frais du matin, celui du soir ; il pourrait sortir de chez lui, traverser devant sa voiture. Elle lui sourirait, il lui sourirait. Peut-être qu’il passerait devant elle sans la voir, et blessée par cette transparence, elle pleurerait.
Mais il ne sort jamais de chez lui, la fenêtre reste ouverte, jour et nuit. Rose aime cette idée. Cette vie d’ermite lui donne de la valeur. À une époque où tout n’est que futilité, elle aime savoir que quelqu’un respecte le temps qui passe, a conscience de la fuite du temps. Pour cette raison elle a d’abord choisi de respecter son silence.
Elle lui en a voulu pourtant : il avait très bien compris ce qu’elle attendait de lui, il savait qu’il l’attirait, et ne lui renvoyait aucun signe en retour. Elle lui écrivait de longs messages, et quand il faisait l’effort de lui répondre, il ne s’agissait que de quelques lignes, lapidaires ; elle était alors découragée, affaiblie. Et puis tout s’est accéléré. Comme prise dans un engrenage, elle s’est mise à rôder dans son quartier, à passer de plus en plus souvent sous ses fenêtres, en voiture, puis à pieds. L’obsession s’était installée, elle l’avait sentie approcher, guetter, attendant le moment propice pour mieux gangréner ses entrailles.
Rose connaît bien l’obsession, elle l’a déjà fréquentée et s’en méfie plus que tout. Légère et discrète dans un premier temps l’obsession ne fait que très peu de bruit en s’approchant. Maintenant Rose la repère plus facilement, sensible aux indices, aux prémices de son installation au plus profond de sa chaire.
En manque, elle arpentait les rues alentours espérant croiser, par hasard, celui qu’elle souhaitait rencontrer. Un signe, un regard, de beaux souvenirs la submergeaient, la protégeaient ; cette attente permanente d’un geste l’aidait à survivre malgré tout. Rose passait de longues heures le soir à faire le guet sur le trottoir d’en face, à fixer ses baies vitrées, dans l’espoir d’apercevoir un signe de vie. Les rares fois où il s’est échappé, il lui est arrivé de le prendre en filature, pour de vrai ; passant à la vitesse supérieure, elle a glissé simplement, de manière insidieuse.
L’observer lui a suffi un temps, cela la comblait, pire, donnait du sens à sa vie. Puis un des premiers soirs de l’été, n’y tenant plus, elle a pris son courage à deux mains, et a décidé de l’appeler : une épreuve d’une violence inouïe. L’obsession s’était radicalisée, elle se sentait à un point de non-retour, et la gueule du loup l’attirait. Elle aurait pu y mourir s’il avait fallu.
Elle a téléphoné.