Ah non, mince, je n’en ai pas. Pas encore.
Un jour je porterai des Pigalle Spikes, le modèle avec les clous, les noirs, c’est prévu, c’est sur la liste des grandes choses à accomplir avant de mourir.
Ce week-end dans un dîner j’ai croisé une jeune femme qui racontait que le jour où elle a décroché son premier poste dans un grand cabinet d’avocats parisien, elle s’est précipitée chez Christian Louboutin pour s’acheter ses premiers escarpins. Elle en avait besoin, « la nécessité de se sentir plus forte pour affronter ses nouvelles fonctions », disait-elle. Cette histoire m’a marquée, je trouve qu’elle en dit long sur la force symbolique des Louboutin, sur leur place dans l’imaginaire collectif d’un certain milieu social.
Mais pourquoi des Louboutin ?, doivent se demander les plus naïfs d’entre vous.
Pas pour marcher, je vous rassure, ni pour courir.
Pour le plaisir. Pour leur cambrure orgasmique, pour leur semelle Pantone n°18.1663TP, et puis pour les clous des Pigalle Spikes, mes favorites…
Porter des talons est une expérience ambiguë, en cela elle m’intéresse. Si les talons symbolisent la féminité et en exacerbent la puissance, ils ne sont paradoxalement pas dénués de contraintes, objets tout en tensions. Les talons très hauts contraignent le pied dans une position artificielle et inconfortable, il faut bien l’admettre ; ils entravent l’efficacité du mouvement et rendent alors la femme vulnérable. La force qui se dégage d’une silhouette étirée par 12 cm de talons à l’arrêt est à relativiser dès lors que le corps des moins aguerries se met en mouvement : les talons deviennent alors le miroir de la fragilité féminine.
Pour comprendre cela, il suffit de regarder ces femmes qui perdent toute dignité lorsqu’elles sont obligées de se déplacer perchées sur des stilettos de 12 cm, une véritable épreuve qui les attend à leur descente de taxi.
Si en général de beaux souliers à talons magnifient la silhouette, en optimisent la grâce, ils peuvent aussi être dévastateurs : un talon mal porté peut très vite frôler l’indécence, de même qu’un talon porté par un volatile décérébré est susceptible de le précipiter dans les abîmes de la vulgarité.
Ou quand l’enchantement disparaît et que la femme fatale se métamorphose en une bestiole souffreteuse et maladroite.
Dans les milieux intellectuels, les gens ont la fâcheuse habitude de dénigrer tout ce qui touche de près ou de loin à l’apparence. La mode y est marginalisée, il est de bon ton de s’intéresser aux formes artistiques obscures mais la mode, les arts décoratifs, l’esthétique du quotidien n’en font pas partie. Certaines marques sont stigmatisées, prohibées, les porter vous décrédibilise bien que sur le plan formel, certains créateurs adoptent une esthétique proche des arts plastiques.
Il est même parfois nécessaire de se « déguiser » en quelqu’un d’autre pour gagner en crédibilité : un jour très important pour ma carrière professionnelle, suivant des conseils avisés et expérimentés, j’ai chaussé des ballerines, enfilé un chemisier vert et des lunettes, attaché mes cheveux en chignon. Et là où précédemment un beau pantalon, une veste aux découpes élégantes, de spendides souliers à talons et des cheveux détachés avaient échoué, tout s’est arrangé.
J’étais révoltée.
De la même manière il semble souvent condamnable d’être sensible à la beauté apparente des objets triviaux. Chez Merci par exemple, je peux rester plusieurs minutes à contempler une cuillère au design si parfait qu’elle m’émeut. Le design d’une chaise, celui d’une fourchette ou d’une bague en font à mes yeux des œuvres d’art à part entière, or si au musée du quai Branly vous avez le devoir de vous extasier sur une cuillère Yangéré, chez Merci, être subjuguée par la beauté d’un objet aussi commun vous ramène au rang des êtres vulgaires et matérialistes, voire superficiels et affligeants. C’est très agaçant.
Un jour je traverserai la rue des semelles rouges sous les pieds.